Sale temps pour le documentaire

Numéro 8_9 – Janvier 2006

2004 et 2005 ont été des années noires pour le documentaire de cinéma en Suisse. Plus de la moitié de ses modestes moyens ont été supprimés en catimini par le Collège cinéma de la Confédération, l’instance qui sélectionne les projets destinés en priorité au cinéma (en 2004 et à nouveau en 2005, le Collège cinéma a déplacé environ 1,5 million de francs du documentaire vers la fiction) sur les 3 millions attribués bon an mal an au documentaire par le Collège cinéma. Officiellement, rien n’avait été annoncé. Aux inquiets, on répondait que les projets documentaires semblaient malheureusement moins bons ces deux dernières années...

Simultanément, le Collège relève (ouvert aux deux premiers films d’un auteur) augmentait le nombre de projets documentaires soutenus, au détriment de la fiction. L’un devant donc « compenser » l’autre, les jeunes devenant meilleurs et les anciens moins bons... Cependant, au Collège cinéma également la « demande » explosait : deux fois plus de projets documentaires déposés. L’arithmétique est simple : en 2005, les documentaristes suisses se sont montrés quatre fois moins bons, et la sélection dans le Collège cinéma est devenue logiquement quatre fois plus sévère ! Le lieutenant Columbo n’aurait pas manqué de relever cependant une étrange coïncidence : en 2004 et 2005 le Collège cinéma a modifié le montant maximum par projet fiction de 500’000 à 750’000 puis à 1 million de francs.

En deux ans, le documentaire a perdu plus de la moitié de ses modestes moyens

Au fur et à mesure que cette barre s’élevait, la qualité des documentaires baissait proportionnellement... Un pur hasard, on vous dit ! La Section du cinéma et ses trois jurés du Collège cinéma ont donc pu tranquillement doubler leurs contributions aux projets de fiction sans que le crédit n’ait à augmenter. Les documentaristes n’ont évidemment pas compris tout de suite ce qui se tramait. Il a fallu attendre la publication des chiffres annuels. Et le démenti des fausses nouvelles (du genre : 2005 est redevenue une année « normale » pour le doc).

Nouvelle coupe fédérale

Cet automne, cependant, 75 documentaristes ont signé un appel soutenant Nicolas Bideau dans sa volonté de séparer désormais les filières fiction et documentaire, mais exigeant également que le documentaire (relève non comprise) dispose de plus d’un tiers des moyens alloués à l’aide à la réalisation. Concrètement, un Collège documentaire regroupant relève et professionnels confirmés devrait disposer de 4 millions de francs au minimum. Malheureusement, sur proposition de Nicolas Bideau, la Commission fédérale du cinéma a décidé, en décembre, de n’accorder que 3 millions de francs (relève et confirmés ensemble) au nouveau Collège documentaire, soit un quart des moyens au documentaire et trois quarts à la fiction (9 millions de francs). La coupe n’est pas tout à fait aussi franche que ces deux dernières années (car la répartition se fera entre relève et confirmés à l’intérieur du collège), mais elle est cependant d’un million au moins. Il ne reste que quelques semaines aux documentaristes suisses pour convaincre la branche dans son ensemble de revenir sur cette décision. Car sur ces cinq dernières années, dans les salles romandes, un film romand sur trois était un documentaire romand. 35 % des entrées c’est plus du tiers. Réduire le documentaire à un quart de la production suisse est donc une grave erreur, même en Suisse romande !

Doutes et renoncements

Il ne s’agit pas de jouer le documentaire contre la fiction, qui a certes besoin de moyens accrus. Mais il n’y a aucune raison d’accepter que la fiction ne se développe au détriment du documentaire. « Nous assistons en Suisse à l’avènement d’une nouvelle vague du cinéma documentaire. Elle monte, pleine d’idées. Elle prend de l’envergure et de l’éclat. Sortie du temps des doutes et des renoncements, elle manifeste peut-être, au tournant du millénaire, une plus franche assurance que la création littéraire, plus largement ouverte, en tons moins empruntés, en approches plus poignantes de la société contemporaine », écrivait Bertil Galland en 2003 (Une femme de cinéma, Jacqueline Veuve et le nouvel envol du film documentaire, Ed. de la Thièle / Cinémathèque suisse). Apparemment, du côté de certains producteurs suisses de fiction, en attendant que la branche ait retrouvé l’unité et le dynamisme qui lui permettent d’obtenir de plus grands crédits fédéraux au cinéma, on préfère renvoyer le documentaire à ses doutes et surtout à ses... renoncements !

Appel des 76 documentaristes suisses

Tout le monde sait que le documentaire suisse a réussi depuis longtemps à se faire une réputation internationale. Ses auteurs, de par leurs sujets, leurs esthétiques, leur éthique, ne sont pas loin d’avoir généré une « école documentaire » . Les films documentaires suisses obtiennent non seulement des sélections, nominations et prix dans les festivals les plus prestigieux, mais aussi une présence sur les marchés, en termes d’entrées cinéma, d’audience TV ou de ventes internationales.

Il n’y a aucune raison d’accepter que la fiction ne se développe au détriment du documentaire

Parallèlement, et sans que personne ne s’en rende vraiment compte, la part du documentaire dans les subventions allouées par le Collège cinéma a brusquement diminué de plus de 50 % entre 2002 et 2004. Les statistiques tirées des listes de l’OFC le prouvent :

  • 2001, 43%, 2,753 millions
  • 2002, 44%, 1,585 million
  • 2003, 36%, 1,830 million
  • 2004, 20%, 1,280 million

L’entrée en vigueur progressive de nouveaux « plafonds » pour l’aide à la réalisation du Collège cinéma en 2003 et 2004, sans que l’enveloppe globale n’augmente, est sans aucun doute la cause principale de cet étranglement du documentaire suisse, dont les effets seront malheureusement visibles très bientôt. Les polémiques contre une prétendue trop grande dispersion des aides ainsi que l’augmentation prévue des plafonds par projet de fiction à 1,5 million exprimées ces derniers mois font craindre le pire pour le documentaire suisse. Comme il n’est malheureusement pas question d’augmenter les moyens à disposition, cette augmentation se fera donc au détriment d’un des secteurs de la réalisation, à savoir le documentaire.

Une politique de soutien spécifique à chaque genre et en particulier au cinéma documentaire s’impose. C’est pourquoi la proposition émise dernièrement de séparer les Collèges fiction et documentaire nous paraît justifiée. Cela permettra d’assurer une continuité vitale à la production documentaire qui doit se voir garantir le niveau qu’elle avait avant 2003 dans le nouveau régime d’encouragement 2006. L’avantage du regroupement dans un seul Collège documentaire de la production cinéma et télévision devrait plus que compenser les désavantages de la séparation d’avec la fiction. Les cinéastes documentaires suisses soussignés demandent qu’au minimum plus d’un tiers des moyens destinés à l’encouragement de la production (hors la relève) soit garanti en faveur du documentaire et que des règles appropriées et adaptées au genre (notamment la fin de l’interdiction de tournage préalable) permettent au documentaire suisse de poursuivre sur la voie du succès.

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