« Ce qui m’intéresse, c’est l’anarchie du monde »

Numéro 11 – Septembre 2006

Foofwa d’Imobilité – Frédéric Gafner de son vrai nom – fait ses classes au Ballet Junior de Genève, intègre le Ballet de Stuttgart puis la Merce Cunningham Dance Company de New York, avant de revenir à Genève. Chorégraphe à part entière depuis 1998, il a créé une vingtaine de pièces et vient de recevoir le Prix suisse de danse et de chorégraphie. Il nous livre sa vision de sa danse : baroque, anarchique et surtout politique. Entretien.

Foofwa d’Imobilité, vous portez un nom bien curieux…
Ce pseudonyme, c’est une sorte de jeu sérieux. Je trouvais intéressant de se choisir un nom plutôt que de le subir. Dans la musique, c’est une pratique courante. Pour l’anecdote, on m’a appelé Foofwa d’Imobilité lorsque je dansais chez Merce Cunningham. Plus tard, j’ai décidé d’adopter ce surnom – avec un seul m à Imobilité pour faire plus court – parce que j’avais reçu un prix en tant que danseur, chez Cunningham justement. C’était une manière de me distancier de ma carrière d’interprète et de me faire connaître en tant que chorégraphe.
Comment vous situez-vous dans le paysage chorégraphique actuel ?
Je n’ai envie ni d’imiter les autres ni de suivre les courants traditionnels de la danse. Merce Cunningham, qui pratique une danse dite abstraite, donne des parfums d’anarchie et de chaos à ses spectacles. Cette anarchie du monde m’intéresse aussi, car toute œuvre est la métaphore d’une société et doit refléter sa complexité. On me dit trop baroque, on me reproche de mettre trop d’éléments sur scène. Mais ce sont des critiques par rapport à une certaine vision de l’art, qui serait quelque chose de forcément compréhensible, qui devrait être mono, stéréo mais jamais « poly ».
Vos spectacles évoquent parfois les conditions de travail des danseurs, leur souffrance physique, leur fragilité. Quelle place occupe pour vous le politique, au sens large du terme ?
C’est vrai que mon travail est plutôt engagé. Lorsque je me suis lancé dans la chorégraphie il y a huit ans, je désirais vraiment que les spectacles comportent un aspect politique. Je voulais changer les choses. Peu à peu, j’ai pris conscience que la portée d’une œuvre est tout à fait minime. Je ne me suis pas découragé, mais aujourd’hui, le changement que j’essaie d’insuffler se dissimule peut-être dans la fabrication de l’œuvre plutôt que dans son « message » proprement dit. Dans Kilometrix.dancerun.4 par exemple, je traverse une ville sur 10 kilomètres en courant et en dansant. Les spectateurs – involontaires parfois – m’imitent ou me suivent, à vélo, à pied ou en trottinette. Le spectacle devient social dans la mesure où il se déroule hors d’une salle de théâtre et permet la réappropriation de la ville par ses citoyens.
Comment gérez-vous votre compagnie, Neopostist Ahrrrt, alors que la danse est plutôt mal lotie en matière de subventions ?
J’ai toujours détesté l’hypocrisie autour de certaines productions qui montrent de beaux décors, rémunèrent bien leurs musiciens, mais dont les 14 danseurs ne gagnent à peu près rien. De prime abord, cela paraît facile de revendiquer un salaire décent pour les danseurs. Or lorsqu’on travaille dans une compagnie indépendante, cela représente un véritable effort, voire, là aussi, un choix politique. Je crois que pour son spectacle Double deux, Gilles Jobin a réussi à payer correctement ses 12 danseurs – 5’500 francs mensuels sur une période de six mois étalée sur l’année. À ma connaissance, c’est une première.

Personnellement, je n’en suis pas encore là, même si à l’occasion de notre création Incidences, nous avons consacré 90% de nos 150’000 francs de budget aux salaires. Bien sûr, je refuserais qu’il règne un esprit de « fonctionnaire » au sein de la compagnie ! Il y a certainement un équilibre à trouver entre nos revendications salariales et notre désir de danser.
Pourquoi peine-t-on à reconnaître la danse comme un métier à part entière ?
Historiquement, la danse est liée à la prostitution, avec ces vieux messieurs qui reluquaient les jeunes ballerines. Et de fait, la danse exhibe des corps et, partant, le plaisir lié au corps. C’est peut-être pour cela que dans notre société judéo-chrétienne, il y a une difficulté psycho-sociale à considérer la danse comme un vrai métier ou un art noble.Et puis, la danse est encore plus éphémère que le théâtre. Ces mouvements complètement évanescents, ces traces dans l’espace qui disparaissent n’aident pas à la concevoir comme un objet. C’est là sa beauté, mais aussi son principal problème de rémunération.
Mais les danseurs n’ont-ils pas aussi leur part de responsabilité dans cette non-­reconnaissance ?
Je crois que revendiquer ne fait pas partie de leur éducation, qui traditionnellement leur apprend à obéir sans forcément réfléchir ou poser de questions. On ne leur dit pas non plus que la danse est un art créatif même lorsqu’on est un interprète. Le corps des danseurs est considéré comme un instrument. À l’inverse de celui des comédiens, qui représente souvent un personnage avec une identité propre. D’ailleurs, en général, les danseurs sont muets sur scène…
Avec le Projet danse, Pro Helvetia aborde bon nombre de problèmes liés à la danse contemporaine…
Oui, l’équipe du Projet danse est sur tous les fronts et sert de relais entre artistes et politiques. C’est une chance de pouvoir compter sur les compétences de Andrew Holland (responsable du Projet danse, ndlr) ou, avant lui, de Muriel Perritaz et Caroline Minjolle. Grâce à elles, on a pu sortir la danse du théâtre et obtenir plus d’argent. En France, la danse contemporaine est connue depuis les années quatre-vingt. Alors qu’en Suisse, malgré la richesse de la création, elle demeure une activité mystérieuse aux yeux du grand public. Pour qu’elle acquière plus de visibilité, il faudrait que les médias s’en mêlent – et en particulier la télévision. Mais les artistes, de leur côté, doivent aussi se mobiliser. Je suis heureux que quelqu’un comme Gilles Jobin soit revenu à Genève. Il est fort en politique et cela crée un vrai dynamisme.[ss_social_share]