Ah, si les professionnel·le·s étaient des amateur·rice·s!

Ah, si les professionnel·le·s étaient des amateur·rice·s!

Chronique : Christophe Gallaz, écrivain et chroniqueur 

La culture produite par des « amateur·rice·s » versus celle produite par des « professionnel·le·s » ? Voilà un sujet passionnant. On peut commencer par un exercice d’étymologie, domaine de la linguistique dont on sait qu’il éclaire nécessairement toute réflexion. « Amateur » provient du mot latin « amare » qui correspond, comme on s’en doute, à notre verbe « aimer ». Quant à « professionnel », il nous est parvenu pareillement du latin, mais par le biais du vocable « professio », qui désigne ce qu’on nommerait aujourd’hui la « déclaration publique » ou le « métier ».

Autrement dit, l’« amateur·rice » et le·la « professionnel·le » culturel·le·s se distinguent sans doute moins par le fait d’aimer créer des œuvres que par le destin différencié qu’il·elle·s assignent à ces dernières dans le corps de nos sociétés actuelles : le·la premier·ère s’en balance quand le·la second·e s’efforce de faire rayonner maximalement son travail dans l’espace public, en usant de tous les relais d’audience à sa disposition, aux fins d’en tirer quelque notoriété favorable à sa subsistance matérielle.

Pour exprimer la chose encore un peu différemment, et surtout la développer dans une direction plus précise, on pourrait affirmer que les qualités de l’amateur·rice et du·de la professionnel·le culturel·le·s sont quasiment pareilles si l’on s’en tient au plan de leur moteur intime. Puis avancer que si des différences fondamentales les distinguent, elles résultent de quelques éléments très caractéristiques de notre modernité.

Prenez l’autodidactisme, par exemple, défini par le dictionnaire Larousse comme le fait de s’instruire soi-même. C’est le cas de maint·e·s amateur·rice·s culturel·le·s qui s’élaborent eux·elles-mêmes en progressant d’expérience en expérience pour affiner leur technique et leur sensibilité – alors qu’à l’inverse, un nombre croissant de professionnel·le·s suivent des formations de type institutionnel mises au point tout exprès pour leur procurer le statut reconnu d’artiste certifié·e.

Or cette voie-là leur fait courir un risque dont les amateur·rice·s sont préservé·e·s : celui de signer une sorte de pacte faustien avec ce qu’on nommera grosso modo le Marché, qui est surdéterminé, lui, par des valeurs n’ayant plus rien de commun avec l’« amour » évoqué tout à l’heure. Auquel cas la figure de l’ amateur·rice, qui logeait peut-être encore en creux dans celle du·de la professionnel·le en devenir en le·la maintenant dans un état de tâtonnements perpétuels et de modestie, peut s’en trouver éjectée.

A considérer tout ce paysage, on rêverait en somme que dans tout·e professionnel·le culturel·le accompli·e subsistent la fraîcheur exploratoire typique des amateur·rice·s, leur humilité chercheuse d’ouvrier·ère·s incertain·e·s, et leur vœu de créer plutôt que de faire valoir cette création. Bref, quelque chose en eux·elles de si pur qu’il bouleverse leurs admirateur·rice·s au lieu de scotcher les investisseur·euse·s. Sacré programme… ou plutôt programme sacré. Ce serait bien.an-Luc Godard, dont j’aime à répercuter la pensée sur les choses et les gens de ce monde, explique ceci dans son film « Je vous salue Sarajevo » (1993) : « (…) Il y a la règle… Ça va. Et il y a l’exception. La règle, c’est la culture. Et l’exception, c’est l’art. (…) » Autrement dit, selon le cinéaste, quelles que soient les manifestations publiques de la culture et les œuvres dont elle se nourrit, et quelles que soient leurs qualités, il y aurait d’abord à préciser ce qui les différencie des arts.

L’exercice est assez simple. On peut dire que la culture est ce qui se consomme et divertit, voire émeut dans le meilleur des cas. Et affirmer que les arts sont un travail accompli par des auteur·e·s qui procure ensuite – que ce soit à ses spectateur·rice·s ou à ses auditeur·rice·s un mouvement d’élévation spirituelle ou de conscientisation politique intime.

Il résulte de cette distinction godardienne que la culture dite « hors-cadre » ne saurait nous conduire vraiment au-delà d’elle-même, aucune de ses voies vantées comme « décalées » n’empêchant qu’elle dispense aux foules un surcroît de divertissement, de diversion ou d’émotion somme toute familiers. Pour imager le propos, postulons que la Coop ou la Migros, pour moderniser leur pouvoir d’attraction marchande, transportent le contenu de leurs supermarchés dans un décor d’épiceries fines accolées les unes aux autres aux seules fins d’y mettre en scène autrement leur offre : leurs chaussettes ou leurs yaourts s’en trouveraient-ils fondamentalement différents ? Et la clientèle, surtout, les entoureraient-elle d’un regard rénové ? J’en doute évidemment.

Face à ces circonstances aux allures d’impasse, je songe parfois que rénover nos approches de la culture consisterait plutôt à confronter les éléments qui la composent, par exemple les concerts, les films ou les œuvres plastiques, à la « culture naturelle » que nous dispensent à leur manière les océans dont nous avons surgi voici des milliards d’années sous la forme des premiers animaux émergés sur la terre ferme, ou les forêts et leurs chants d’oiseaux, ou encore la symphonie des paysages au gré des saisons.

Certes, mon propos est embryonnaire à ce stade, voire imprécis, et la faisabilité de la démarche reste à travailler. Comment faire dialoguer des chants d’oiseaux dans une œuvre musicale d’une façon qui ne les importe pas dans celle-ci, mais les érige en acteurs d’un dialogue paritaire avec elle ?

J’émets pourtant ce vœu : de même que je rêve d’une conscience collective nous faisant considérer nos sociétés humaines comme les éléments du Vivant et non pas comme ses souveraines et subséquemment ses prédatrices, je rêve d’une culture qui soit moins l’industrie de notre espèce enfermée sur elle-même. Elle y gagnerait en ouverture comme en correspondances avec le monde qui nous englobe et deviendrait enfin digne des arts selon Godard, c’est-à-dire plus « sacrée », un peu comme le printemps dans lequel nous nous trouvons ces mois-ci.